Théorie du préjudice nécessaire : deux décisions rendues le 4 septembre reconnaissent de nouveaux cas d’application de cette théorie

Dans le premier arrêt (Soc, 7 septembre 2024, n°22-16.129) , une salariée ayant bénéficié d’un congé de maternité à partir de juillet 2014, puis d’un congé parental jusqu’en août 2015, a saisi la juridiction prud’homale de diverses demandes dont des dommages et intérêts en raison de l’absence de suivi médical et d’une visite de reprise à la suite de son congé de maternité et du travail qu’elle avait dû effectuer pendant son congé de maternité à la demande de l’employeur.

Concernant les demandes liées à l’absence de suivi médical et de visite de reprise, Les juges d’appel avaient débouté la salariée de ces demandes de dommages-intérêts au motif que celle-ci ne justifiait d’aucun préjudice.

La Chambre sociale confirme l’absence de préjudice nécessaire : « La cour d’appel, qui a constaté que l’employeur avait manqué à son obligation de faire bénéficier la salariée d’un suivi médical et d’une visite de reprise à la suite de son congé de maternité, a relevé que celle-ci ne justifiait d’aucun préjudice » (point 8).

En revanche, s’agissant du travail durant le congé de maternité, la Chambre sociale admet un préjudice nécessaire et censure la Cour d’appel qui avait subordonné l’indemnisation à la preuve d’un préjudice.

La cassation intervient au visa des articles L. 1225-17, alinéa 1 relatif au droit de bénéficier d’un congé de maternité et à sa durée, et L. 1225-29 du code du travail, lequel dispose qu’« Il est interdit d’employer la salariée pendant une période de huit semaines au total avant et après son accouchement et qu’il est interdit d’employer la salariée dans les six semaines qui suivent son accouchement », interprétés à la lumière de l’article 8 de la directive 92/85/CEE du 19 octobre 1992 relatif au congé de maternité qui doit au moins être de quatorze semaines continues :

« En statuant ainsi, alors que le seul constat de ce manquement ouvrait droit à réparation, la cour d’appel a violé les textes susvisés » (point 22).

Dans ce second arrêt (Soc, 7 septembre 2024, n°23-15.944) , une salariée a saisi la juridiction prud’hommale d’une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail et d’une demande de dommages-intérêts pour manquement à l’obligation d’accorder un temps de pause quotidien et en raison du travail effectué pendant on arrêt maladie à la demande de l’employeur.

Concernant le temps de pause, les juges d’appel avaient rejeté la demande de dommages-intérêts, faute de preuve du préjudice subi par la salariée, tout en ayant constaté que l’employeur avait effectivement manqué à son obligation de faire bénéficier l’intéressée d’un temps de pause au-delà d’un temps de travail quotidien de six heures.

La Chambre sociale censure ce point de l’arrêt d’appel, au visa de l’article L.3121-33, alinéa 1, du code du travail dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, interprété à la lumière de l’article 4 de la directive n° 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 :

« En statuant ainsi, alors que le seul constat du non-respect du temps de pause quotidien ouvre droit à réparation, la cour d’appel a violé le texte susvisé » (point 8).

La Chambre sociale reconnaît également un préjudice nécessaire lorsque l’employeur demande à la salariée de travailler pendant un arrêt maladie.

En cause d’appel, les juges avaient rejeté la demande de dommages-intérêts pour manquement à la règlementation du travail, faute de preuve du préjudice subi par le salarié, tout en ayant constaté que l’employeur avait effectivement manqué à son obligation de obligations en faisant venir la salariée trois fois pendant son arrêt maladie pour accomplir ponctuellement et sur une durée limitée une tâche professionnelle (point 11).

La Chambre sociale censure sur ce point l’arrêt d’appel, au visa des articles L. 4121-1, L. 4121-2 et L. 4121-4 du code du travail qui portent sur les mesures de préventions que doit prendre l’employeur découlant de son obligation de santé et de sécurité envers les salariés interprétés à la lumière des articles 5 et 6 de la directive 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 :

« En statuant ainsi, alors que le seul constat du manquement de l’employeur en ce qu’il a fait travailler un salarié pendant son arrêt de travail pour maladie ouvre droit à réparation, la cour d’appel a violé les textes susvisés » (point 12).

Ces deux arrêts contribuent à préciser un peu plus le régime du préjudice nécessaire.

Par le passé, s’inscrivant dans un contexte où l’obligation de sécurité était une « obligation de résultat », la théorie du préjudice nécessaire était appliquée à diverses hypothèses telle que l’absence de visite médicale prévue par le Code du travail (Soc., 13 décembre 2006, pourvoi n° 05-44.580, Bull. 2006, V, n° 373).

En 2016, par un arrêt de principe, la Chambre sociale est revenue  » à une application plus orthodoxe des règles de la responsabilité civile  » (Rapport annuel 2017 de la Cour de cassation, page 204) en rappelant que « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond » (Soc., 13 avr. 2016, n° 14-28.293).

Aujourd’hui, un préjudice nécessaire est principalement reconnu en cas de violation d’une disposition d’une directive européenne ou d’une convention internationale d’effet direct, en l’absence de dispositions spécifiques de droit interne imposant une indemnisation.

D’autres décisions récentes ont ainsi reconnu ce préjudice :

  • En cas de dépassement de la durée maximale de travail (Soc., 26 janvier 2022, n°20-21.636, Soc., 11 mai 2023, n°21-22.281 & 21-22.912, Soc., 27 septembre 2023, n°21-24.782 FS-B)
  • En cas de non-respect du droit au repos quotidien conventionne (Soc. 7 février 2024, n°21-22.809).

D’autres exemples peuvent être anticipés, comme le fait de demander à un salarié de travailler pendant ses congés payés 😊

Dans le second arrêt, mais sur un tout autre sujet, pour la première fois la Chambre sociale se prononce sur les conditions de restitution de l’indemnité compensatrice de non-concurrence, dans l’hypothèse où le jugement prononçant la résiliation judiciaire a été infirmé en appel.

L’employeur avait commencé à verser à la salariée la contrepartie financière de la clause de non-concurrence après que le jugement du Conseil des prud’hommes ait jugé justifiée la résiliation judiciaire.  En appel, il demande le rejet de la demande de la résiliation judiciaire et la restitution de la contrepartie financière déjà versée.

En cause d’appel, après avoir infirmé le jugement prononçant la résiliation judicaire, les juges condamnent la salariée à payer à l’employeur la contrepartie financière de la clause de non-concurrence, , au motif que la contrepartie financière de la clause de non-concurrence ne peut pas être payée avant la rupture du contrat de travail (point 15).

La Chambre sociale censure l’arrêt d’appel au visa notamment du principe fondamental de libre exercice d’une activité professionnelle et de l’article L. 1221-1 du code du travail (relatif au contrat de travail) :

« Il résulte de ce principe et de ces textes que lorsqu’une cour d’appel infirme le jugement ayant prononcé la résiliation judiciaire du contrat de travail et déboute le salarié de cette demande, le respect de la clause de non-concurrence par le salarié à compter du jugement fait obstacle à la restitution par l’intéressé de la contrepartie financière, de sorte que l’employeur doit, pour obtenir la restitution, démontrer que le salarié n’a pas respecté la clause pendant la période durant laquelle elle s’est effectivement appliquée » (point 14).

La Chambre sociale avait déjà refusé la restitution de l’indemnité compensatrice de non-concurrence en cas d’annulation de la clause par le juge dès lors que le salarié l’avait respectée (Soc., 28 octobre 1997, pourvoi n° 94-43.792).

La décision rendue hier est cohérente avec celle-ci.

Cette position était soutenue par l’Avocate générale qui préconisait la cassation en considérant que les juges du fond ont retenu à bon droit que la contrepartie financière de la clause ne pouvait être payée avant la rupture du contrat mais qu’ils n’avaient pas tiré jusqu’au bout les conséquences légales de leurs constatations sans avoir préalablement recherché si l’intéressée avait respecté la clause.

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